Prologue : La Chute du Sablier
Le temps n'a jamais été un fleuve tranquille. Pour ceux qui savent lire les étoiles et les rides sur le front des montagnes, le temps est un océan furieux, une succession de vagues capables de bâtir des empires en un siècle pour les broyer en une seconde. Avant que les hommes n'apprennent à compter les heures, avant même que la première pierre de Val-Esdras ne soit posée sur les fondations du monde, il existait une harmonie. Cette harmonie portait un nom que les langues mortes ont oublié, mais que les poètes appellent encore « Le Grand Rythme ».
Puis vint la Fracture.
Tout commença par une ambition. Au sommet de l'ère de l'Éther, une époque où la magie et la science n'étaient qu'une seule et même discipline, les Hauts-Horlogers cherchèrent à dompter l'indomptable. Ils ne voulaient plus simplement observer le temps ; ils voulaient le posséder. Ils pensaient que si l'on pouvait figer un instant de bonheur, ou effacer une seconde de tragédie, l'humanité atteindrait enfin la divinité.
C’est dans cette fièvre créatrice que fut forgée l’Ancre.
Elle ne fut pas fabriquée avec de l’or ou de l’argent, mais avec du fer stellaire recueilli dans le cœur d'une étoile mourante, refroidi dans les eaux des abîmes. Les plus grands esprits de l'époque y enfermèrent un fragment de la réalité pure. L'Ancre était magnifique, terrifiante, et surtout, elle était consciente. Elle n'était pas un outil, mais un organe : le cœur même du monde.
Mais le temps est un gardien jaloux. On ne peut pas voler des secondes à l'éternité sans en payer le prix.
Au moment précis où l'Ancre fut activée pour la première fois, une onde de choc invisible déchira le continuum. Ce que les historiens appellent la « Grande Fracture » ne fut pas une explosion de feu, mais un silence absolu. En un battement de cils, des civilisations entières furent effacées de la mémoire collective. Des fils ne rencontrèrent jamais leurs mères, des rois ne furent jamais couronnés, et des forêts millénaires redevinrent des graines sous la terre. Le monde fut brisé en mille éclats de verre, des lignes temporelles divergentes qui se battaient pour la suprématie.
C’est dans ce chaos que naquit Malakor.
Il n’était alors qu’un scribe, un homme de peu de foi dont la famille avait été littéralement « désintégrée » par la Fracture — non pas tuée, mais rendue inexistante, comme si elle n'avait jamais respiré. Malakor ne cherchait pas la vengeance, il cherchait la restauration. Mais son deuil se transforma en une obsession noire. Il comprit que pour réparer le miroir brisé, il fallait en posséder les morceaux. Il commença à traquer les vestiges des Hauts-Horlogers, dévorant leurs connaissances, prolongeant sa propre vie par des rituels temporels interdits qui transformèrent son sang en mercure et son âme en une ombre froide.
Malakor devint le Seigneur des Spectres, celui qui marche entre les battements de l’horloge. Son armée, les Spectres de Chronos, était composée de soldats arrachés à leurs propres époques, des hommes et des femmes dont le destin avait été volé et qui n'avaient plus d'autre but que de servir celui qui promettait de leur rendre leur vie.
Pendant des siècles, l’Ancre resta cachée. Elle devint une légende, puis un mythe, puis un conte pour enfants que l’on racontait pour expliquer pourquoi certaines ruines semblaient plus anciennes qu’elles ne devraient l’être. On disait que l’Ancre s’était protégée elle-même en se dissimulant dans les plis de la réalité, attendant quelqu'un dont le cœur battrait exactement à la même fréquence que son mécanisme interne. Un « porteur » dont la volonté serait assez forte pour ne pas être consumée par la puissance de l'éternité.
Val-Esdras, la cité où Julian allait un jour poser la main sur l'objet, n'était que le dernier rempart d'une humanité en déclin, une ville construite sur les débris de l'âge d'or, ignorant que sous ses pieds, le moteur de l'univers attendait son réveil.
Les prophètes de l'ombre l'avaient pourtant prédit : le jour où l'Ancre serait retrouvée, les lignes temporelles convergeraient à nouveau. Ce serait le début du dernier conflit. Soit le temps serait recousu, offrant au monde une chance de renaissance, soit il serait définitivement rompu, condamnant chaque être vivant à un instant de souffrance infinie, répété pour l'éternité.
Malakor le savait. Il attendait dans sa forteresse de cristal noir, aux confins du futur possible, scrutant chaque vibration du flux. Il sentait la présence de l'objet. Il sentait la chaleur d'une main humaine sur le métal froid.
— Enfin, murmura-t-il dans les ténèbres de sa salle de trône, alors que les rouages de son armure de verre s'entrechoquaient avec un sifflement sinistre. Enfin, le premier battement a résonné.
Le prologue s'achevait ainsi, sur une note de menace suspendue. Le destin de Julian était scellé bien avant qu'il ne naisse, prisonnier d'une guerre qui durait depuis l'aube des temps. Le jeune récupérateur ne cherchait qu'à survivre un jour de plus dans les décharges de Val-Esdras, ignorant qu'il portait désormais entre ses doigts la clé de la fin de l'histoire, ou celle d'un nouveau commencement.
Le ciel de Val-Esdras restait désespérément rouge, mais pour la première fois en un millier d'années, les aiguilles invisibles de l'univers venaient de bouger.