PROLOGUE : Le Bruit Blanc de l'Âme
La pluie de Nova-Sion n'était pas de l'eau. C’était une sueur chimique, un distillat de pollution et de nanites recyclées qui tombait du dôme avec la régularité d’un métronome cassé. Elle s'écoulait le long des câbles de fibre optique qui pendaient comme des lianes de verre entre les gratte-ciel, emportant avec elle la poussière de carbone des niveaux supérieurs pour la déverser dans les Siphons, là où la lumière ne venait que des enseignes au néon bon marché et des yeux synthétiques des passants.
Dans l'ombre d'une ruelle du Secteur 7, un homme était en train de mourir. Ce n’était pas une mort physique, du moins pas encore. C’était une déconnexion synaptique. Ses yeux, deux globes de chrome bon marché, clignotaient d’un rouge erratique. Il était allongé contre une benne à ordures, ses doigts griffant le bitume humide, alors qu’une petite fente derrière son oreille fumait légèrement.
— Je... je m'en souviens... balbutia-t-il dans un souffle de vapeur.
Mais c'était un mensonge. Ce qu'il vivait n'était pas un souvenir. C'était un "Bruit Blanc". À force de vendre ses moments d'enfance, ses rires et même le visage de sa mère pour se payer ses doses d'éther liquide, il avait creusé des trous béants dans sa propre psyché. Pour combler le vide, son cerveau injectait des fragments de données corrompues, des publicités pour des boissons gazeuses disparues depuis vingt ans, des émotions synthétiques téléchargées sur des réseaux illégaux. Il était devenu une archive vide, un disque dur dont la tête de lecture frappait contre le néant.
C’était cela, le commerce de la mémoire. À Nova-Sion, l’identité était devenue la forme ultime de monnaie. Les riches, perchés dans les Cimes où l’air était filtré et le champagne réel, achetaient des souvenirs de pureté pour tromper leur ennui. Ils achetaient le sentiment d'avoir été aimés par une grand-mère qu'ils n'avaient jamais eue, ou l'adrénaline d'un premier saut en parachute réalisé par un cascadeur de bas étage. Ils étaient des vampires émotionnels, dévorant la vie des pauvres pour se sentir vibrer.
À quelques pâtés de maisons de là, Elias Thorne observait la scène à travers un drone de surveillance piraté. Il voyait l'homme mourir sur son écran de contrôle fissuré. Il voyait les ombres se mouvoir dans la ruelle.
— Encore un qui a trop vendu, murmura Elias en écrasant sa cigarette synthétique sur le bord de son bureau.
Elias était un Nettoyeur. Dans une société où la mémoire est un logiciel, il était l'antivirus, le défragmenteur, parfois le chirurgien de la dernière chance. Il savait que le système Mnemos n'était pas seulement une avancée technologique ; c'était une laisse. Une laisse invisible enroulée autour de chaque neurone de la population. Si vous possédiez la puce, vous apparteniez à la grille. Et si vous apparteniez à la grille, vos pensées n'étaient plus tout à fait les vôtres.
Le drone de surveillance grésilla. Une silhouette massive, vêtue d'un trench-coat en polymère qui réfléchissait les lumières violettes d'un bar à proximité, entra dans le champ de vision. La silhouette s'approcha de l'agonisant. Ce n'était pas un médecin. Ce n'était pas non plus un prêtre.
D'un geste sec, l'inconnu inséra une pointe de lecture dans la fente cérébrale de l'homme à terre.
— Extraction terminée, dit une voix synthétisée que le micro du drone capta avec difficulté. Données corrompues à 40 %, mais le noyau est intact.
L'homme contre la benne s'immobilisa. Ses yeux de chrome s'éteignirent définitivement. L'inconnu retira la pointe, rangea une petite fiole de cristal noir dans sa poche et disparut dans la brume acide avant que la patrouille de sécurité de la corporation Omni-Mind n'arrive.
Elias Thorne coupa la connexion. Ses mains tremblaient légèrement. Ce qu'il venait de voir n'était pas une extraction de routine. C'était une récupération de "Donnée Fantôme". Quelqu'un était en train de collecter les débris de conscience de ceux qui sombraient, cherchant quelque chose de spécifique parmi les ruines de l'esprit humain.
Il se leva et s'approcha de la fenêtre de son bureau. Nova-Sion s'étendait devant lui, une jungle de métal et de lumières froides, un labyrinthe où chaque individu était un point de donnée sur une carte géante.
— On arrive à la fin du cycle, dit-il pour lui-même. Quand les souvenirs ne suffisent plus, ils commencent à chercher ce qu'il y a en dessous.
Il savait que sa vie tranquille de réparateur de l'ombre touchait à sa fin. Quelque chose de lourd se préparait dans les couches supérieures de la cité. Quelque chose qui risquait d'effacer non pas les souvenirs d'un homme, mais l'histoire entière de Nova-Sion.
Il vérifia le chargement de son injecteur de données, rangea son revolver à impulsion sous sa veste et attendit. Il savait que dans cette ville, quand on commence à regarder trop attentivement dans les ruines, les ruines finissent par vous regarder en retour.
Et à cet instant précis, on frappa à sa porte.
Trois coups. Calmes. Trop calmes pour le Secteur 7.
L'aventure de la Mnémonique Noire venait de frapper à sa porte, et Elias Thorne n'était pas sûr d'être prêt à lui ouvrir.